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mardi 20 janvier 2015

RÔLE DE LA HADIYA DANS LE MOURIDISME [Par A. Aziz Mbacké Majalis]

Aux fins d'apporter notre modeste contribution intellectuelle dans le passionnant débat sur le sens des dons pieux (Hadiya), dans lequel de brillants intellectuels ont commencé à apporter de féconds approfondissements (voir ce lien http://m.leral.net/Fonction-sociale-de-la-Haadiya-d-apres-E…), nous avons pensé utile de reproduire les passages consacrés à cette question dans notre ouvrage « KHIDMA : La Vision Politique de Cheikh A. Bamba (Essai sur les Relations entre les Mourides et le Pouvoir Politique au Sénégal) » (Éditions Majalis, 2010). 

Passages nous exemptant (moyennant juste quelques addendas contextuels) d'une nouvelle publication sur le sujet et qui clarifient la haute fonction et le rôle de premier plan que les contributions volontaires ont depuis toujours joué dans les progrès que le Mouridisme a fait faire à l'Islam dans le paysage spirituel et socio-économique du Sénégal. Ce genre de clarifications, à même d'étayer les positions complémentaires déjà exprimées brillamment par nos valeureux guides (Cheikh Bassirou A. Khadre et S. Abdoul Aziz Sy Al-Amine), seront de nature, nous l'espérons, à démontrer que les soubassements doctrinaux des différentes voies soufies se retrouvent sur l'essentiel. Leurs différences d'approches et de perspectives (l'une insistant davantage sur l'importance de la Hadiya, l'autre rappelant ses limites et conditions) n'étant en réalité que l'expression d'une diversité féconde consubstantielle à la richesse de l'Islam et à l'esprit de tolérance et de complémentarité ayant depuis toujours caractérisé la coexistence fraternelle des confréries dans notre pays. 

En d'autres mots, que l'adage « Ikhtilâfu ulamâ'u rahma » (Les divergences de vue des savants sont un signe de la Miséricorde de Dieu) enseigné par le Prophète Muhammad (PSL), doit de plus en plus servir de leitmotiv aux musulmans sénégalais. Au moment surtout où les principes qu'ils partagent sont de plus en plus menacés par leurs communs ennemis. Ennemis qui ne font point de différences entre Mourides, Tidianes, Layènes, Khadres et autres, lorsqu'ils insultent et caricaturent le Prophete (PSL) dont ils ont tous le message en partage...
* * *
Extraits de KHIDMA (pp. 57, 84, 117, 236)
« (...) [L'avènement du Mouridisme vulgarisa de façon inédite au Sénégal, surtout au niveau des masses, de nouveaux concepts spirituels qui révolutionnèrent le rapport de celles-ci à leur foi, à leur vécu et à leur identité]. Notions centrales de la doctrine mouride ayant pour noms : Khidma (Rendre service aux créatures pour la Face de Dieu ou Ligéeyal Serigne Touba), Himmah (Détermination spirituelle ou Pastéef), Bay’a (Pacte d’allégeance ou Jébbalu), Tarbiya (Education morale et spirituelle), quête constante de l’Agrément de Dieu (Ridâ ou Ngërëm), Tajdîd (Renouveau ou Yeesal), consacrer entièrement sa vie (Jaayante) et ses biens (Hadiya) sur la Voie de Dieu etc. La nouvelle portée dont ces notions, quoique préexistantes, furent réinvesties dans le Mouridisme apparaissait, il est vrai, assez neuve et inhabituelle dans l'environnement socioculturel islamo-wolof. Raison pour laquelle elles s’avèrent, à nos yeux, capitales et représentent, en quelque sorte, les motivations doctrinales et méthodologiques majeures avancées par Cheikh A. Bamba pour justifier l’apparition d’une nouvelle « alternative mouride ». Préfigurant en réalité un tournant et une rupture décisive dans le paysage religieux et culturel du Sénégal, tout en justifiant les nombreuses réticences et les incompréhensions persistantes qu’elles n’ont cessé de susciter dans ce milieu jusqu’à nos jours. Qui ne comprend pas l'importance et la véritable nature de ces racines doctrinales du Mouridisme, ne pourra jamais comprendre, à notre avis, ses nombreux épiphénomènes socioculturels, dont, notamment, l'attachement des disciples mourides à la Hadiya...
(...) Une question intéressante relative au thème très controversé de la 
« Hadiya » (don pieux) à laquelle beaucoup d’analystes, fascinés en général par toute dimension financière d’un « fait religieux », n’ont jusqu’ici pas répondu de façon convaincante, à notre avis, est celle-ci. [Une question que nous posâmes notamment au réalisateur de la fameuse émission-caricature de M6 sur les mourides et à laquelle il ne put fournir aucun élément réponse].

S’il était vrai que les disciples mourides étaient victimes de l’exploitation financière de leurs marabouts (plus que dans les autres communautés religieuses du pays) comme l’ont toujours soutenu ou insinué la majorité des auteurs, comment se faisait-il que ces mêmes disciples soient aujourd’hui parmi les citoyens les plus nantis du pays ? Et qu'ils soient finalement parvenus au sommet de l’échelle socio-économique sénégalaise. Sachant surtout que ces mourides étaient, dans le passé, au bas de cette même échelle et parmi les citoyens les plus humbles de la société (modestes paysans du Baol et citoyens de seconde zone, selon la figure classique du campagnard « Kaw-kaw ») ? Humbles et méprisés au point de justifier le perfide adage d’antan voulant que « Lu jigéen bon bon wara mana jur ab murid mbaa ab nama dal » (Le minimum qu'une femme, aussi indigne soit-elle, puisse mettre au monde est un enfant qui deviendra un docker ou un mouride…) Est-ce uniquement dû à un système de « patronage politique » et de « clientélisme », comme semble le suggérer l’essentiel de la recherche, en dehors d’autres mécanismes et réseaux socio-économiques plus complexes qui tirent leur force des orientations doctrinales et spirituelles de Cheikh A. Bamba inspirées des principes de l’Islam ? Question ouverte (à laquelle des condisciples mourides des Etats-Unis me répondirent un jour ironiquement par cette boutade : « En tous cas, vu où cela nous a mené, une telle « exploitation » nous arrange bien (jig na ñu) ! »)

En réalité, le principe de la « hadiya », s’il n’est pas dévoyé, intègre plusieurs fonctions importantes connexes à la Khidma (Service aux créatures), à l'instar de celles-ci :
- Redistribution des richesses et solidarité sociale,
- Autofinancement des projets de la Cité (qui explique, en grande partie, le développement exponentiel de Touba),
- Renforcement des capacités des dirigeants musulmans pour mieux faire face à leurs responsabilités sociales,
- Culture de la générosité, du don de soi et de la primauté de l’Agrément Divin sur l’amour des biens terrestres,
- Recherche de la Baraka auprès des Pieux guides religieux etc.

En un mot, la « hadiya » n’est rien d’autre qu’une des multiples formes de dépenses (infâq) sur la voie de Dieu, de croyants ayant volontairement consenti à y « consacrer leurs personnes et leurs BIENS » (Coran 9 :12, 9 :88) acquis par des voies licites. De ce fait, toute déviation constatée dudit principe serait imputable à leurs auteurs (chefs religieux immoraux ou disciples non éclairés) mais non au principe en lui-même. Car les mourides, il convient de s’en rappeler, n’auraient jamais pu atteindre certains objectifs majeurs, réaliser leurs projets importants, conserver une certaine marge de manœuvre et leur indépendance, de sorte à imposer si fortement l’Islam dans l’espace politique, économique et social du Sénégal, sans ces contributions bénévoles. Même s’il faudra, dans le futur, envisager 
d’autres formes de contributions et une meilleure organisation dans ce 
domaine pour éviter au mieux certaines dérives et dénaturations 
matérialistes quelques fois constatées.

(...) Au plan purement doctrinal, il existe une coïncidence digne d’intérêt entre les différentes Khidma que nous avons mises en évidence dans nos recherches (Khidma des parents pour leurs enfants, Khidma d'un époux pour sa femme, Khidma d'un disciple pour son guide spirituel). Ce facteur commun consiste au rôle important que les dépenses financières, dons et autres services économiquement quantifiables, peuvent quelques fois y jouer, en plus des autres modalités (respect, amour et obéissance). En effet, la critique de la Hadiya que les disciples mourides (ou soufis) ont l’habitude d’offrir à leurs guides spirituels fut de tout temps centrale dans la recherche sur le Mouridisme. Étant plus ou moins considérée comme une gigantesque machine (ou « multinationale ») à exploiter le peuple crédule, en contrepartie de promesses fallacieuses du paradis.

Toutefois, l’unité retrouvée des différentes formes de Khidma (énumérées plus haut) nous permet de noter, qu’en dehors de la Zakât (impôt légal) et des dépenses directement affectées aux œuvres pies et projets cultuels, d’autres types de dépenses prescrites dans l’Islam portent en réalité sur les modalités de la Khidma… Ainsi, le père de famille, à qui il est fait obligation de financer les dépenses afférentes à l’entretien de son foyer, doit le faire dans le cadre de sa Khidma réciproque pour ses enfants et pour sa femme (LIGÉEYU ndey). Les enfants dotés de moyens de qui il est requis l’entretien matériel de leurs parents et d’effectuer des dons à leur endroit (même si ceux-ci sont déjà nantis) pour bénéficier de leurs prières et de leur Baraka, souscrivent sans le savoir à une modalité importante de la Khidma pour ses parents (LIGÉEYAL sa ñaari wayjur).

L’autre forme de Khidma (celle exécutée pour les guides religieux de la communauté musulmane, que les mourides nomment LIGÉEYAL Serigne Touba) nous semble également obéir à la même logique coranique qui autorisa, par exemple, le Prophète (PSL) à prélever une aumône (sadaqa) sur les biens des musulmans pour l’utiliser dans la Voie de Dieu : « Prélève de leurs biens une aumône par laquelle tu les purifies et les bénis. Et prie pour eux, car ta prière est une quiétude pour eux.» (9:103) « [Tel autre], parmi les bédouins, croit en Dieu et au jour dernier et prend ce qu'il dépense comme moyen de se rapprocher de Dieu et afin de bénéficier des invocations du Messager. C'est vraiment pour eux [un moyen] de se rapprocher [de Dieu] et Dieu les admettra en Sa Miséricorde. » (9:99) Ainsi, non seulement la Hadiya des mourides (qui n’est qu’une autre traduction de cette « sadaqa ») est bien fondée sur la lettre et l’esprit du Livre Saint, mais elle s’origine du même socle religieux qui oblige un musulman à faire des dépenses pour ses parents ou pour sa famille, en vue d’obtenir l’Agrément de Dieu…

(...) Relativement, à présent, aux dévoiements quelques fois constatés, chez certains marabouts ou disciples, dans la mise en œuvre d'un si noble principe, ils ont toujours été dénoncés par les maîtres soufis eux-mêmes. À l'instar de Cheikh A. Bamba qui critiqua sévèrement les dérives et compromissions mercantilistes de certaines catégories de religieux, dans son ouvrage Jawhar Nafis (Le Joyau Précieux, v. 145-164) : « Profiter [illicitement] de la religion, intercéder [une cause injuste] par intérêt [sont strictement prohibés]. Les pires des créatures sont assurément celles qui font fortune par le prétexte de la religion et qui vivent délibérément de cela (…) Tout musulman majeur doit éviter la fréquentation d'un corrompu ou d’avoir des rapports avec lui, sauf en cas de force majeure (darûriya). Car celui qui partage avec les corrompus leur bonheur ici-bas sera également associé à leur malheur dans l’Au-delà. » 

Des critiques et mises en garde qui recoupent celles du Coran : « Ô vous qui croyez ! Un grand nombre de rabbins et de moines dévorent d’une manière illégale les biens de leurs semblables et les écartent de la Voie de Dieu. Annonce à ceux qui thésaurisent or et argent, au lieu de les consacrer à la Cause de Dieu, un châtiment douloureux. » (7:34-35)

Toutefois, aussi graves et condamnables que soient ces dévoiements, ils ne sauraient aucunement remettre en cause l'importance centrale de la Hadiya dans l'Islam et dans le Mouridisme, comme semble le suggérer une certaine critique non équilibrée. En effet, s'il suffisait qu'une pratique religieuse soit pervertie par des comportements ignorants ou immoraux pour être fondamentalement remise en cause, il resterait à vrai dire très peu (ou même pas du tout) d'actes cultuels non « corrompus » auxquels l'on puisse se consacrer. Pour prendre d'autres exemples, les récurrents « détournements d'objectifs » et scandales financiers dans la réalisation d'œuvres religieuses (constructions de mosquées ou de daaras, fonds des Dahiras ou projets religieux associatifs etc.) doivent-ils mener à l'interdiction totale de celles-ci ? Ou plutôt vers un assainissement des conditions et procédures de contrôle y étant mises en œuvre ?

Le fait que beaucoup de musulmans dévoient l'esprit profond du Ramadan, en ne consentant à s'amender que durant ce mois, tout en retournant vers leurs mauvaises habitudes les onze mois restants, signifie-t-il qu'il faille dévaloriser pour autant la haute portée spirituelle de cet auguste mois ? Ou plutôt mieux éduquer les fidèles sur le sens et la portée pédagogique de ce mois béni ? Le constat que le voile est aujourd'hui devenu, pour certaines jeunes filles, un simple attribut esthétique à la mode, ne les empêchant nullement de dévoiler indécemment d'autres parties de leurs corps ou d'avoir des comportements aux antipodes de l'esprit de pudeur, de réserve féminine, de conservation et de respect de soi qui fut à la base, doit-il nous mener, comme certains le soutiennent, à dénier toute utilité religieuse au voile ? Ou plutôt nous inciter à rappeler davantage à ces filles la véritable portée spirituelle et morale du voile et l'inconséquence de leur attitude ? Dans un autre registre, les contribuables sénégalais devraient-il refuser de s'acquitter des impôts dus à leur Etat du seul fait que celui-ci, quelques fois, utilise mal l'argent public ?

Une chose est donc un principe, une autre sera l’intégrité des hommes appelés à l’appliquer. Car tout principe, en tant qu’élément transcendant, est naturellement appelé à primer sur le sujet immanent appelé à le matérialiser ou à l’incarner. La dérogation de ce dernier au dit principe ne remettant nullement en cause, pour tout acteur clairvoyant, la validité impersonnelle du principe. L'accent devant toujours être mis sur la manière de mieux conformer la pratique à la théorie qui la fonde...

En définitive, l'importance et le rôle joué par la Hadiya dans le progrès du Mouridisme sont indéniables. Même s'il arrive, comme en toutes choses que son esprit ne soit pas toujours respecté. Ainsi les projets d'envergure réalisés par les différents Khalifes, de même que l'œuvre des autres guides mourides, n'ont pu être accomplies au fil l'histoire que grâce aux contributions financières, intellectuelles et physiques extraordinaires de leurs disciples. Et il est heureux que l'actuel Khalife, Cheikh Sidy Mukhtar, assisté par toute la communauté, se soit résolument inscrit dans leur sillage. En entamant, à leur suite, d'autres projets non moins grandioses, comme la réfection de la Mosquée de Touba, la construction du complexe Masalikul Jinân, celle de l'Université de Touba etc., qui coûteront des milliards. Milliards qui proviendront, non pas de l'Etat laïque rechignant à financer le culte, mais de la détermination sans faille des milliers de « contribuables » de l'Islam dont les Hadiya et le Pastéef alimentent seules le Trésor Public de la Voie de Dieu...

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