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lundi 29 juin 2015

BAMBA, BLAISE ET LES SOLDATS…

Ce récit est extrait de l'ouvrage « Minanul Bâqil Qadîm » (Les Bienfaits de l’Eternel), la biographie de Cheikh A. Bamba, écrite par son fils Cheikh M. Bachir Mbacké. Extrait qui nous décrit les rapports distants que le Cheikh s'astreignait de conserver avec Blaise Diagne (1872-1934), le premier député africain des colonies. Il nous renseigne ainsi sur la véritable nature des relations que le Saint homme entretenait avec les détenteurs du pouvoir temporel, même durant la phase dite d’ « accommodation », de même que son aversion naturelle, due à son haut degré d’immersion dans les Réalités Divines, à s’impliquer dans les affaires à caractère profane ou purement mondaine auxquelles les autorités de l’époque aspiraient l’associer. Un texte qui, non seulement, semble réfuter certaines allégations récentes sur le soutien présumé de Serigne Touba à la première guerre mondiale (pour légitimer l’aventure imminente du Sénégal au Yémen), mais qui nous rappelle la dimension profondément spirituelle du Serviteur du Prophète et de son immersion dans des Réalités qui transcendent nos puériles querelles humaines, trop éphémères à ses yeux, au regard des Vérités intangibles et éternelles de Dieu…
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« Je me rappelle qu'un jour, Blaise DIAGNE, le Député du Sénégal à l'Assemblée Nationale Française, chargé par la France, pendant la première guerre mondiale (14-18), de prendre contact avec le Commandant du Cercle de Diourbel pour recruter des soldats sénégalais, se rendit auprès du Cheikh en compagnie de militaires. Au cours de la rencontre, le Cheikh leur proposa de s'adresser aux chefs mourides, ses principaux disciples, pour traiter cette question. Car il n’était pas dans ses habitudes, leur dit-il, d'aborder des questions politiques, ni pour son propre intérêt, ni pour celui d'autrui. Ainsi les agents de l'Etat [français] sortirent-ils de chez lui, tous convaincus de ses propos.
Un homme qui leur servait d'interprète m'a raconté qu’ils se mirent, une fois sortis, à commenter l’attitude du Cheikh. L’un d'entre eux s'exclama : « J'admire l’indifférence de ce Cheikh à l’égard des affaires profanes ! ». Un autre de faire remarquer : « Il n'a même pas daigné lever la tête vers nous durant toute notre rencontre ; son regard était toujours dirigé vers le sol...» Blaise DIAGNE, qui était leur chef, de conclure à leur suite : « Je pense que nous n'avons qu'à aller nous entretenir avec les dignitaires mourides qu'il nous a désignés. Car ce sont eux qui s'occupent des questions profanes ». Quant au Cheikh, il s'était entièrement consacré à Dieu Qui lui suffisait parfaitement en toute chose. Ainsi Blaise DIAGNE et ses compagnons le laissèrent-ils poursuivre tranquillement ses activités dévotionnelles. Par la suite, ils conclurent avec les dignitaires mourides un accord leur permettant de réaliser leur objectif sans difficultés…
Cet événement est l’une des nombreuses illustrations du renoncement du Cheikh au bas-monde, inhérent à son haut degré d’espérance en Dieu (Rajâ). Quant aux indices de son degré de Contemplation de la Majesté Divine (Jalâl), à travers les yeux de la Splendeur Divine (Jamâl), ils sont innombrables. On ne l'a, pour ainsi dire, jamais vu plus détendu et plus radieux que pendant les jours sombres de sa vie ; jours qui furent, du reste, assez nombreux. Du fait notamment des erreurs commises à son égard par les nouveaux administrateurs coloniaux, dues à leur incapacité à comprendre ce trait de la personnalité du Cheikh.
C'est ainsi que certains d'entre eux croyaient que son comportement à leur égard traduisait une haine à leur endroit, alors qu'il relevait plutôt d’un renoncement total au bas-monde et à ses détenteurs. D'autres, quant à eux, pensaient qu'il les méprisait, du fait de ses nombreux partisans et de ses abondants moyens matériels, alors que son attitude révélait l'immersion de son cœur dans des pensées dont la pureté et la sainteté étaient inconciliables avec les détours inhérents à l'entretien des intérêts mondains. D'autres encore s'étonnaient de le voir, par exemple, s'enhardir devant le très respecté Gouverneur général ou envers un Commandant de cercle, alors que son comportement découlait en réalité de sa Contemplation constante de la Majesté du Seigneur. Une Contemplation qui réduisait à ses yeux l'importance de toute autre créature et sujet en dehors de Dieu… » (Extraits des « Bienfaits de l’Eternel »)
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En analysant les rapports entre Cheikh A. Bamba et Blaise Diagne dans notre essai « KHIDMA : La Vision Politique de Cheikh A. Bamba » (Editions Majalis, 2010), nous avions déjà rappelé l’existence d’une version différente de celle communément partagée dans la recherche académique sur la nature de ces rapports. Nous le fîmes en ces termes que semblent aujourd’hui confirmer, à posteriori, la prise en compte de ce nouveau matériau de recherche :
« Il est également connu, d’après les chercheurs, qu’à l’occasion des élections législatives de 1914, Cheikh A. Bamba avait soutenu Blaise Diagne, le futur premier député noir à siéger au Palais Bourbon, connu pour son affiliation à la franc-maçonnerie et leader dans le ralliement des colonies françaises à l’effort de guerre (...)
Il nous semble pour notre part exister une divergence de versions, entre chercheurs mourides et non mourides, sur la réalité de ce soutien électoral de Cheikh A. Bamba à Blaise Diagne. Bien qu’il soit un fait avéré que le célèbre député ait eu, un moment, à entretenir des relations de collaboration avec la communauté mouride (comme lors du procès contre l’entrepreneur français Tallerie, qui avait abusé la communauté mouride dans les travaux de la mosquée de Touba, ou lors de l’exil du Cheikh au Gabon qui y reçut, selon la tradition orale, la visite de Diagne alors engagé au service des douanes etc.).
Selon l’une des versions (défendue par exemple par Serigne Affé Niang, éminent chercheur mouride), il ne peut être démontré nulle part que le Cheikh ait officiellement donné une instruction de vote explicite à ses disciples pour soutenir Blaise. Ceci, même si rien ne semblait être fait au niveau du leadership mouride pour réfuter cette information. S. Affé nous rapporta même une amusante formule de Cheikh A. Bamba qui aurait un jour tracé quelques lignes au sol et lancé à l’assistance qui s’était engagée devant lui dans une forte controverse politique, au temps des élections mouvementées de 1914, pour leur rappeler la futilité de ces polémiques : « Belees melees, faraas furaas » (Ce Blaise, de même que la France, vont bientôt s’éclipser [donc il est inutile de s’engager ainsi dans ce genre de débats]…) (…) Une telle prédiction semble d’autant plus vraisemblable qu’elle est étayée par d’autres du même genre, comme celle où Cheikh A. Bamba annonçait, des décennies avant les indépendances : « Le Seigneur, Béni et Exalté soit-Il, a décrété que l’Etat des colonisateurs (dawlatu nasârâ) sera un jour appelé à quitter leurs mains pour aller vers d’autres mains.» (« Kataba Lâhu Tabâraka wa Tahalâ anna dawlata nasârâ intaqalat min aydihim ilâ aydi ghayrihim ».) (…)
Par ailleurs, contrairement à l’indignation exprimée dans certains blogs anti-mourides, qui, en jouant sciemment sur les amalgames, mettent régulièrement en exergue cet argument pour mieux enfoncer le clou du « clientélisme » coupable des mourides, l’appartenance maçonnique de Blaise Diagne, qui ne fut, en réalité, connue chez nous qu’assez récemment, ne constituait nullement, aux yeux des indigènes, un critère très différent de l’appartenance officielle des autorités coloniales au Christianisme ou même à l’athéisme. La franc-maçonnerie n’étant d’ailleurs, en ce temps, peu ou pas du tout familière à la majorité du peuple sénégalais en général, à fortiori chez les ruraux vivant en dehors des Quatre Communes… » (KHIDMA, p. 98) 

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