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vendredi 4 novembre 2016

UNIVERSALITÉ DU MESSAGE DE CHEIKH AHMADOU BAMBA [Par Professeur Souleymane Bachir Diagne]

UNIVERSALITÉ DU MESSAGE DE CHEIKH AHMADOU BAMBA [Par Professeur Souleymane Bachir Diagne, Philosophe, Columbia University]
Exposé présenté au Siège de l’Organisation des Nations Unies (ONU), à l’occasion de la célébration du Cheikh A. Bamba Day 2011.


« (…) Sujet ne pouvait être plus approprié pour magnifier une figure de la dimension de Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké et la voie qu’il appela Mouridiya, un ordre soufi né dans un contexte de domination coloniale à qui il opposa, avec succès, le pouvoir de la non-violence. Célébrer un homme qui, dans une admirable dévotion et un amour infini pour le Prophète de l'Islam, n’aspirait qu’à un titre, celui d’être le serviteur du Prophète (Khâdimu Rassoul), ne consiste pas seulement à se souvenir d'une vie et d’une œuvre importantes pour l'histoire de l'Islam au Sénégal, en Afrique et dans le monde. Cela signifie aussi et surtout méditer sur ses enseignements, prendre pleinement conscience de leur actualité et y trouver un viatique pour aujourd'hui et demain. C’est-à-dire à notre époque et dans le contexte de la mondialisation. (…)
Dans le monde de l'islam, ce genre d'éducation, cet enseignement de la non-violence est surtout associé à la tradition soufie établie par de grands maîtres. L’un des plus éminents d’entre ces maîtres est Cheikh Ahmadou Bamba dont la vie et l’œuvre, que nous célébrons ici, constituent une parfaite illustration, dans notre époque, de la valeur du message à la fois éternel et continuellement adaptable de la dimension intérieure de l'Islam que nous appelons Soufisme.
Une analyse, même sommaire, des écrits du Cheikh prouve largement que ceux-ci exhalent le souffle du Soufisme. A ce titre, les chercheurs mettent en général l'accent sur l'un de ses premiers écrits, Les Itinéraires du Paradis, traduit en anglais par Abdoul Aziz Mbacké, sous le titre Ways unto Heaven (Masâlikul Jinân). Nous savons, à travers son introduction, que cet ouvrage fut versifié entre 1883 et 1887 par Cheikh Ahmadou Bamba qui était alors âgé d’une trentaine d’années, juste après le décès de son père, et qu’il est principalement basé sur un traité en prose sur le Soufisme, écrit par Al Yadâlî, intitulé Le Sceau du Soufisme (Khâtimatu-t-tasawwuf). Afin d’appréhender pleinement à quel point Les Itinéraires du Paradis symbolise l'enseignement de Cheikh Ahmadou Bamba, l’on pourra citer la fin de l’introduction où son traducteur nous apprend que: «... des livres comme Masalik nous fournissent les clés essentielles pour pénétrer le royaume du message universel et intemporel [de Cheikh A. Bamba]. " (A. A. Mbacké, Jihad for Peace, exploring the Philosophy of Sheikh Ahmadou Bamba, Majalis, 2011).
Si l’on considère le message de tolérance et d'adoption de la différence qui fonde le Soufisme, nous nous devons d’insister sur le fait que le Soufisme ne constitue nullement une secte parmi les autres « sectes » de l’Islam. En effet, nous rencontrons souvent une présentation assez simpliste du Soufisme comme étant la secte des « bons » s’opposant à celle dite des « méchants » ou quelque chose de ce genre. Au contraire, affirmer que le Soufisme représente la dimension intérieure de l'Islam équivaut à dire qu’il n’est rien d’autre que l'Islam lui-même. C'est pourquoi Abul Hassan Ali Hujwiri (vivant au 11ème siècle) fit une réponse restée célèbre, lorsqu'il lui fut demandé de définir le Soufisme, à savoir que « aujourd'hui le Tasawwuf est un nom sans réalité, alors qu'auparavant il était une réalité sans nom ». Dans la même veine, l’on verra que Cheikh Ahmadou Bamba a tout simplement assimilé le Soufisme à l'islam. Car, en se référant une fois de plus à la réflexion majeure de Abdoul Aziz Mbacké sur la pensée de Khâdimu Rasul, tel qu’il aimait lui-même se faire appeler, l’on peut évoquer les réponses que le Cheikh fit au gouverneur général français l’interrogeant sur les origines de la confrérie Mouride.
A sa première question portant sur «le fondateur initial de l'ordre Mouride », il est rapporté (A. A. Mbacké, op cit p.66) que le Cheikh répondit que celui-ci avait trois fondateurs qui étaient : Imân, c'est-à-dire la foi en Dieu ; Islam, en d'autres termes les cinq piliers des pratiques cultuelles musulmanes ; et le troisième Ihsan, c'est-à-dire la perfection spirituelle, ainsi définie: « Adorer Dieu comme si tu Le voyais, car si tu ne Le vois pas, Lui te voit. ». Ceci constituant, on le perçoit, une manifeste référence au célèbre hadith dans lequel le Prophète Muhammad (PSL) expliquait à ses disciples le caractère étroitement imbriqué (et finalement unifié) de ces trois dimensions de leur religion.
Cette clairvoyante réponse du Cheikh porte en elle une signification profonde. Elle symbolise en effet le refus d’isoler le Soufisme et de le dissocier du réel et original sens de l'islam, qui repose essentiellement sur le pacte entre le Créateur et Sa créature. Ce pacte primordial qui fut établi lorsque, à l’interrogation de Dieu: «Ne suis-Je pas votre Seigneur? », les âmes humaines répondirent à l'unisson « Certes, oui ! » [Quand ton Seigneur tira des enfants d'Adam, de leurs reins, leurs descendants, et les fit témoigner sur eux-mêmes, «Ne suis-Je pas votre Seigneur? » Ils dirent:« Certes, oui ! Nous le témoignons! ». Ceci afin que vous ne puissiez dire au Jour du Jugement : « Nous n’en n'avions pas connaissance. » ou plutôt « Nos aïeuls avaient adoré de faux dieux, et nous ne sommes que leurs descendants. Vas-Tu nous punir pour des actes commis par la faute d’hommes insensés ? » (Al A’raf, v. 172-173)
Ce passage, souvent cité dans la littérature soufie, évoque ce moment intemporel où Dieu convoqua devant Lui toutes les âmes qui allaient vivre sur terre et leur demanda de témoigner qu'Il est, en vérité, le Vrai Pourvoyeur à qui elles devaient leur être et leur existence même. Leur véritable identité (qui elles sont réellement) est ainsi définie à partir de cet instant hors du temps, pour l’éternité, lorsqu’elles répondirent avec entrain «Oui !» à leur Créateur et Pourvoyeur, en se soumettant à Lui (souvenons-nous que le mot «islam» signifie «se soumettre paisiblement au Bien-Aimé »). Lorsque ces âmes pénétrèrent dans le champ du Temps et commencèrent à vivre dans ce monde, en tant que simples êtres humains, elles oublièrent cette rencontre primordiale, bien que leur véritable nature en soit restée empreinte à jamais. Raison pour laquelle elles sont toujours animées du désir d'entreprendre le Voyage de retour, à travers le souvenir (ou « dhikr », signifiant mention et évocation de Dieu), vers ce moment-là, vers leur vraie nature : le «Oui» par lequel elles avaient exprimé leur consentement à leur Créateur, le jour où Il leur demanda: «Ne Suis-je pas votre Seigneur? »
On trouve ici l'affirmation d'une nature primordiale (fitra) de l'homme qui reconnaît l'unicité de Dieu (symbolisée par la formule « il n'existe aucune divinité en dehors de Dieu ») et qui pose le principe de la responsabilité de chacun devant son Créateur. Ce qui, en d’autres termes, signifie qu’il ne saurait y avoir d’excuse à l'ignorance basée sur celle de nos ancêtres.
L'esprit même du Soufisme peut ainsi être résumé : le Pacte conclu entre Dieu et l'homme signifie que Dieu est le but ultime du désir de Sa créature. La conséquence à tirer de cet esprit est l'idée que beaucoup de chemins mènent à la même vérité. Principe s’avérant conforme aux fondements mêmes de l'enseignement de Cheikh Ahmadou Bamba : l'insistance sur le fait que la prolifération des ordres soufis, en dépit de l'unicité de leur objectif, provient seulement de différences qui sont de loin négligeables rapportées à l'unicité de la force motrice qui les sous-tend toutes, c’est-à-dire l'Amour. En fait, ces différences constituent une bénédiction pour la communauté. Ceci constitue le solide fondement sur lequel repose son refus de la division et du sectarisme. Cette conviction se perçoit mieux à travers le fait que sa voie spirituelle ne porte pas son propre nom, comme il est de coutume dans les ordres soufis, mais porte la dénomination générale de « Mouridiya ».
L'attitude évoquée dans ces versets, la compréhension et l'amour pour les différentes manifestations de la même Vérité qui y sont exprimées constituent le Soufisme. La tolérance n’en est pas juste un additif, un accident. Il fait partie intégrante de la nature même du Soufisme de reconnaître que tout être créé est, dans son essence même, un mouvement vers Dieu et d’admettre la présence de ce mouvement dans toutes les créatures vivantes.
C'est la raison pour laquelle, même aux temps de l'oppression et de la domination coloniale où il vivait, le Cheikh n’eut recours à nulle forme de résistance autre que la non-violence et une attitude qui exprime le vrai sens du djihad : la lutte personnelle pour surmonter sa propre obscurité et pour se transformer en cette lumière que nous sommes appelés à devenir, en conformité avec cette prière coranique : « O notre Seigneur, parfais notre lumière pour nous, et accorde nous le pardon. Car Tu détiens le pouvoir sur toutes choses.» (Tahrim, v. 8).
Le Cheikh nous apprend par là que c’est grâce à un ce travail non-violent sur soi, à cette action de transformation de l’obscurité de l'âme inférieure (nafs) en lumière de l'esprit (rûh) que nous parvenons à une vie hors de portée de l'oppression, hors d’atteinte de la violence, au-dessus de la division et de la discorde, au-delà de la destruction et de la mort. Je pense qu’une telle vision se manifesta avec une rare éloquence à travers la célèbre entame d'un poème dans lequel il insiste sur le fait que, en dépit des apparences, il était à l'abri de l'oppression de ses bourreaux, en demeurant dans le monde de la paix et de la lumière et non dans celui de la violence et de l'obscurité : «Au moment où je marchais, je me trouvais en réalité en compagnie des Vertueux / Alors que mes ennemis croyaient que je marchais, comme prisonnier, dans la sphère [qu’ils dominaient]» (Asîru ma'al Abrar ...)
La question suivante pourrait alors être soulevée : cette attitude est-elle due à un certain esprit d’évasion ou mysticisme rêveur à travers lequel l’on parvient tout simplement à ignorer ce monde et ses vicissitudes, sa violence, ses inégalités, ses injustices, pour s’orienter vers un autre monde ? Le poète et philosophe indien Allama Muhammad Iqbal cite à ce propos le maître soufi Abdul Quddus de Gangah qui avait affirmé : « Muhammad d'Arabie est monté vers le ciel le plus élevé et retourna (sur terre). Je jure par Dieu que si j'avais atteint ce point, je ne serais jamais retourné. » (Reconstruction de la Pensée Religieuse de l'Islam, « L'Esprit de la Culture Musulmane »). Iqbal, en commentant cette déclaration, expliqua : «Pour le mystique, le repos obtenu dans l’ « expérience unitaire » constitue une fin en soi. Pour le prophète, il représente l'éveil en lui-même des forces psychologiques qui font bouger l’univers, forces projetées pour transformer complètement le monde des humains. Le désir de voir son expérience religieuse transformée en une force vive pour le monde l’emporte chez le prophète. » En fait, la question ici n'est pas tant celle de la distinction entre le mystique et le prophète que celle de la compréhension de la notion de responsabilité. Le Prophète (PSL) avait la responsabilité de revenir de cette expérience unitaire, connue sous le nom de Mi'raj (Ascension Nocturne), afin d'éduquer l'humanité et de transformer le monde, en conformité avec le message qui lui avait été confié.
Le mystique accompli a également cette même vocation de traduire sa vision en une force de transformation. Et, assurément, Cheikh Ahmadou Bamba était un de ces mystiques accomplis. «Demeurer en compagnie des Vertueux» n'était certainement pas son but ultime. Il sentit qu'il avait une responsabilité envers l'humanité, qu'il se devait de nous éduquer, pour nous extirper des ténèbres vers la lumière des connaissances, vers le culte véritable et l'action pour transformer notre condition, par des moyens pacifiques, afin de substituer l'émancipation à l'oppression, la justice à l'inégalité, le développement à la pauvreté. C’est cela qui explique l'importance bien connue qu’il accorde au travail et à l'éducation, qui constituent les moyens de transformer notre condition...»

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