Extraits du nouveau et excellent livre AFROTOPIA (Editions Philippe Rey, 2016, pp. 83-87) de Felwine Sarr, écrivain, universitaire et agrégé d’économie enseignant à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Une analyse puissante qui remet en cause près d’un siècle de postulats matérialistes de la recherche officielle sur la doctrine du travail des mourides dont les motivations furent très souvent assimilées et abusivement réduites, par les chercheurs en sciences sociales, « à la soumission féodale du serf à son seigneur au cours du Moyen-Âge européen » ou au fameux paradigme de « l’exploitation de l’homme par l’homme ». S’inscrivant en faux contre ces préjugés unilatéraux tenaces, Felwine semble nous offrir ici d’autres grilles de lecture du sens du « travail » chez les mourides ; signification ancrée dans une profonde spiritualité qui transcende, sans la nier, les autres dimensions matérielles de la « Khidma ». Un livre à lire absolument.
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Dans le but de décrypter les ressorts profonds de l'agir économique, anthropologues, sociologues et chercheurs en sciences sociales et humaines [1] s'intéressant au continent africain ont souligné que dans cette aire géographique, les objets, biens et services, circulent dans une économie relationnelle qui accorde le primat aux relations interpersonnelles et intercommunautaires [2]. Cette économie qualifiée par Maurice Obadia [3] d'économie relationnelle semble être le déterminant le plus puissant des échanges et la charpente de l'économie matérielle. Ce schéma explicatif, bien que devant être mieux étayé empiriquement, mérite que l’on s'y arrête.
Maurice Obadia définit l'économie relationnelle comme se fondant sur la production et l’échange de relations authentiques. Cette économie est première et précède l'économie matérielle. La relation est un lien qu'établissent volontairement des individus entre eux, soit avec des structures matérielles particulières, indépendamment de la valeur marchande de ces dernières (par exemple, l'attachement ou l’aversion qu'un individu peut porter à un objet, un être, un lieu). Toutes les gammes de relations positives ou négatives que les individus peuvent construire entre eux, produire, échanger, pérenniser au fil du temps en dehors de toute considération et intérêt matériel véritable constituent le substrat de l'économie relationnelle. Le tissu relationnel interne et externe ainsi constitué acquiert une qualité et une force telles qu'il constitue une valeur en lui-même, ne nécessitant pas la présence impérative du matériel pour exister et capable de fonctionner en dehors des déterminants de l'économie classique. L'argent peut en être une conséquence, il n'en est pas l'objectif. Cette économie relationnelle peut être à la base d'une intelligence collective au sein d'une communauté (groupe, entreprise, coopérative de paysans) et être créatrice de plus-value. Aussi, toute création de richesse suppose une interaction avec cette économie. L'économie matérielle et relationnelle peuvent se nourrir mutuellement à condition qu'elles aient conscience qu'aucune des deux n'est l'objectif de l'autre et qu'elles reconnaissent leurs territoires respectifs, ainsi que les règles de fonctionnement de l'une et de l'autre. Aussi l'objectif de l'économie relationnelle est de produire des relations de qualité entre les individus [4], relations qui constituent en elles-mêmes des valeurs.
L'exemple des mourides au Sénégal peut illustrer les liens entre économie relationnelle et économie matérielle. La première apparaissant comme la charpente de la seconde. Les mourides sont une confrérie soufie du Sénégal dont le fondateur, Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927), mena une résistance culturelle pacifique à la colonisation, s'appuyant sur des valeurs de l'islam réinterprétées par les cultures négro-africaines. Dans cette communauté, il existe une culture du travail, que certains ont pu comparer à celle provenant de l'éthique protestante analysée par Max Weber [5]. Celle-ci se fonde sur un hadith (dit) du prophète Mohamed repris par le guide spirituel de la confrérie qui s'énonce comme suit : «travaille pour cette vie comme si tu devais être éternel et pour l’au-delà comme si tu devais mourir demain», et sur diverses recommandations du fondateur de la confrérie que l’on retrouve dans ses sermons/poèmes : «Je vous recommande deux choses et ne leur associez pas une troisième : c’est le travail et l’adoration de Dieu. Ainsi obtiendrez-vous la quiétude... » Il existe, dans cette communauté, une culture du travail et de l’effort, certes, mais également de l'engagement, du don de soi, et de l’obéissance aux ndigëls, qui sont les prescriptions du guide spirituel de la communauté. Ce dernier est capable de mobiliser une importante force de travail gratuite pour différents travaux d'intérêt communautaire, par exemple aménager une forêt de 45 000 hectares à des fins de production agricole. Aussi, l'essentiel des interactions économiques se fonde sur les liens qui unissent les membres de cette confraternité. Nous avons, ici, l'exemple d'une économie matérielle florissante, dont le principal déterminant est l'économie relationnelle. Celle-ci se caractérise par l’existence d'une solidarité intra-confrérique qui permet de réaliser les opérations économiques de base en minimisant les coûts de transaction, les relations étant fondées sur la confiance et le respect de la parole donnée. Ainsi il existe, entre les membres de cette communauté, un système de transferts de fonds par compensation, lorsque ces derniers sont en voyage d'affaires, évitant ainsi les coûts du système bancaire classique, l'établissement de réseaux économiques et de solidarités, une tradition de mise à disposition d'un capital sans coût lors du démarrage d'une activité économique ainsi que des facilités de remboursement. Les commerçants mourides occupent l'essentiel du secteur de l'économie informelle du Sénégal, notamment dans le commerce, le bâtiment, le transport, le textile, la transformation, etc. Leur réussite sociale et économique s'explique par une très grande solidarité caractérisée par un idéal commun et une conviction d’appartenance à une communauté. Cette économie populaire fondée sur des valeurs socioculturelles et religieuses que partage un groupe est dynamique et permet à cette communauté de contrôler des pans entiers de l’économie dite informelle au Sénégal [6] qui emploie 60 % de la population active et représente 54,2 % du PIB. La ville de Touba, siège de la confrérie, est la deuxième ville du Sénégal de par son poids démographique et économique.
Dans l'exemple qui précède, il s'agit de préserver les fondements de cette économie relationnelle, en évitant d'y transposer les mécanismes de l'économie classique. Selon Obadia, la culture de l'économie classique peut influencer négativement l'économie relationnelle et aboutir, chez ceux qui calculent leur production relationnelle au coût minimum à la construction d'une économie de la relation négative [7]. Une articulation féconde entre économie et culture passerait par un meilleur ancrage des économies africaines dans les valeurs dynamiques de leurs sociocultures. Celui-ci ne pourrait se faire qu'en limitant la toute-puissance de l'économie; en lui assignant un respect strict de ses fonctions et de son rôle d'ordre technique explorant les savoirs et savoir-faire liés à l'allocation des ressources et à la production de biens économiques. Ainsi, en confiant la production de valeurs de significations à la culture, celle-ci devient productrice des mythes régulateurs et ordonnateurs de l'aventure sociale. La capacité à se réapproprier son futur et à inventer ses propres téléologies, à ordonner ses valeurs, à trouver un équilibre harmonieux entre les différentes dimensions de l'existence, dépendra de la capacité des cultures africaines à se concevoir comme des projets assumant le présent et l'avenir et ayant pour but de promouvoir la liberté dans toutes ses expressions [8]. Dans cette perspective, une articulation féconde entre économie et culture passerait par l'assignation de chaque ordre à la finalité pour laquelle il est le plus efficient.
__________NOTES
[1] Melville Herskovits, Economic Anthropology, Alfred A. Knopf, 1952.
[2] Les pratiques répandues des tontines, des dons et des contre-dons semblent attester ce fait.
[3] Maurice Obadia, « Economie relationnelle et économie matérielle », Les Cahiers du Sol n°9, L’Intelligence collective, 2012.
[4] Pour produire une relation digne de ce nom, des facteurs rares, limités et épuisables sont mis à contribution : énergie et information sur une période de temps définie. Ce sont les mêmes facteurs qui interviennent dans la production de choses matérielles, pour lesquelles il est nécessaire d'ajouter des matières premières et du capital. Il est cependant plus coûteux de produire une relation de bonne qualité, car elle nécessite de l’énergie, du temps et de l’information diversifiée sur une durée significative.
[5] Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964.
[6] Thiam El hadj Ibrahinla Sakho note que, jusque dans les années 1970, la confrérie mouride était assimilée à un mouvement théocratique agrarien du fait de sa production importante en arachide. Au début des années 1980, les mourides investissent le petit commerce, ils ont aujourd'hui dépassé le stade de la distribution du demi-gros et du gros pour atteindre un niveau industriel et entrepreneurial. Thiam El hadj lbrahima Sakho, Les Aspects du mouridisme au Sénégal, thèse de doctorat du troisième cycle en sciences politiques, université de Siegen, 2010.
[7] Une économie de la relation positive nécessite de l'énergie en quantité et en qualité, ainsi qu'une information diversifiée.
[8] Valentin Yves Mudimbé, L'Odeur du Père, Présence africaine 192
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Livre également disponible au Sénégal, à la Librairie Athéna, sise Place du souvenir Africain, Corniche ouest (Dakar) - Téléphone 33 824 48 67 (Prix 6500 FCFA).
SYNOPSIS DU LIVRE :
L’Afrique n’a personne à rattraper. Elle ne doit plus courir sur les sentiers qu’on lui indique, mais marcher prestement sur le chemin qu’elle se sera choisi. Son statut de fille aînée de l’humanité requiert d’elle de s’extraire de la compétition, de cet âge infantile où les nations se toisent pour savoir qui a accumulé le plus de richesses, de cette course effrénée et irresponsable qui met en danger les conditions sociales et naturelles de la vie.
Sa seule urgence est d’être à la hauteur de ses potentialités. Il lui faut achever sa décolonisation par une rencontre féconde avec elle-même. Dans trente-cinq ans, sa population représentera le quart de celle du globe. Elle en constituera la force vive. Un poids démographique et une vitalité qui feront pencher les équilibres sociaux, politiques, économiques et culturels de la planète. Et pour être cette force motrice, positive, il lui faut accomplir une profonde révolution culturelle avant d’accoucher de l’inédit dont elle est porteuse. Elle doit participer à bâtir une civilisation plus consciente, plus soucieuse de l’équilibre entre les différents ordres, du bien commun, de la dignité. Ce livre est un acte de foi en cette utopie active : une Afrique qui contribue à porter l’humanité à un autre palier.